Le sang des blés

Une demi-heure devant un champ de blé saigné par des coquelicots…

Luberon, 25 mai 2018
Musique © Mind’s Eye par Celestial Aeon Project

Eloge du coquelicot

Je dois vous avouer quelque chose. L’autre jour, je me suis arrêté en bord de route pour photographier un champ de coquelicots. Oui, comme les touristes néerlandais en camping cars contre lesquels je peste régulièrement, avec leur manie de freiner sans prévenir chaque fois qu’une congrégation de ces fleurs rouges entre dans leur champ visuel. J’ai un peu honte, non pas que j’aie quelque chose contre les hollandais ni les campeurs, mais quand même, céder à la facilité de faire clic-clac et d’enregistrer ces clichés aussi clichés, mille fois photographiés, plus cartepostalistique tu meurs… Il faut dire qu’ici en Provence les coquelicots sont chez eux et, cette année, l’humidité ambiante leur a particulièrement réussi.

Sous un abord de facilité, c’est quand même un petit challenge technique de photographier un coquelicot, ou plusieurs. Il faut trouver le point de vue, sans piétiner le champ de blé qui les héberge (à voir le carnage dans certains champs, malgré les avertissements griffonnés par les agriculteurs sur un pauvre bout de carton, ce n’est pas la préoccupation de tout le monde). Il faut trouver la lumière qui les met en valeur (le contrejour est idéal, mais sans piétiner ce n’est pas facile). Il faut ajuster les réglages pour éviter que les pétales fassent exploser l’histogramme des rouges (plus saturé qu’un coquelicot, cela n’existe pas). Et, même en maîtrisant tout cela, il y a toutes les chances qu’une photo réussie rappelle plus un poster Ikea qu’une œuvre d’auteur digne d’une galerie (je n’ai rien contre Ikea, mais bon…). Ces coquelicots signent le paysage provençal au mois de mai. Quand ils disparaissent, voilà qu’éclosent les lavandes. Coquelicot et lavande, même combat, côté carte postale.

Le photographe américain Joël Meyerowitz a fait un beau livre de paysages de Provence (Joël Meyerowitz & Maggie Barrett, Provence – Lasting Impressions, Sterling Publishing, 2012). Son regard exigeant n’a pas su faire l’économie de photos de champs de lavande, bien qu’il se soit interdit, au début de son projet, de céder à un tel cliché. « La lavande est l’essence de la Provence, il est difficile de croire que nous étions prêts à nous priver de cette expérience par snobisme artistique », explique-t-il en commentant ses photographies striées de bleu et de mauve. Il remarque aussi que la vérité des lieux est plus profonde que le rendu hyper-réaliste et saturé à l’excès, en général associé aux images de champs de lavande.

Si Meyerowitz a ressenti cela devant ces mêmes paysages, cela me rassure un peu. Et je le suis totalement en lisant Giono qui affirme que « la Provence dissimule ses mystères derrière leur évidence ». Je savoure finalement ces coquelicots à leur juste valeur, pour eux-mêmes, pour leur beauté éphémère, pour la ponctuation qu’ils apportent au paysage provençal, en faisant abstraction des images que j’ai déjà vues, des cartes postales et des posters Ikea, des touristes hollandais qui mêlaient leurs clics aux miens. Un peu de honte est vite passée devant une petite capsule de bonheur visuel.